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Féminisme

Biberonnée à l’hétérosexualité, le lesbianisme m’a sauvée

Et si on pensait l’hétérosexualité comme un régime politique et non comme une attirance naturelle ? Dans son témoignage, Carmen, féministe et lesbienne, s’interroge sur les angles morts d’un féminisme consensuel, où tout tourne autour de la vie de couple des femmes hétéros.

Article publié le 13 juillet 2021

Vous et moi avons un point commun. Vous ne le savez peut-être pas, mais nous sommes allées à la même école : l’école de l’hétérosexualité.

Je peux dire que je suis une ex-hétérosexuelle. Je n’ai jamais été attirée par les hommes, les garçons, mais j’ai joué le jeu. Un jeu que je détestais, où j’avais l’impression de me déguiser en hétéro, en femme, et que j’aurais pu continuer à jouer par confort.

Mais vraiment, être la petite amie d’un homme qui aurait invariablement plus de droits que moi, ne m’écouterait pas voire pire, cela ne valait pas tous les privilèges que ce genre de relation apporte — la sécurité dans la rue, les appartements aisément négociés et les droits civiques, entre autres.

En toute conscience, être la petite amie d’un homme cisgenre me répugnait plus que de m’admettre lesbienne, même si tout dans la société me poussait à croire le contraire.

En assumant mon orientation sexuelle, j’ai fait le choix de devenir lesbienne. 

L’invisibilisation des lesbiennes 

Je me désaxe, je dévie mon centre de gravité, je suis funambule sur un fil que je ne vois pas ; c’est cela, s’élancer dans le lesbianisme.

S’élancer dans un avenir incertain, où j’ignore comment deux femmes vivent ensemble, louent un appartement ensemble, font un enfant ensemble, vieillissent ensemble.

Tout cela, je ne le vois toujours pas, ou à peine. Car nous vivons toujours dans un monde hétéronormé qui nous range dans le placard à côté des balais. Un monde hétéro qui ne veut pas nous voir, alors nous ne nous voyons même pas.

Sans être concernée, je connais par cœur les problématiques du couple hétéro, ses tenants et aboutissants, car j’ai à ma disposition un immense contenu médiatique, politique et culturel qui le documente. 

Pourtant, connaissez-vous des problématiques propres aux couples lesbiens ? Leur absence du paysage médiatique est révélatrice. 

Dans l’angle mort du féminisme

En tant que féministe, j’estime que les femmes devraient être, et sont libres de faire ce qu’elles veulent de leur corps. Le couvrir, découvrir, avoir du sexe ou pas, avec qui elles veulent, de le monnayer ou non. 

Mais je suis souvent écartée des discussions féministes, des débats entre potes ou en famille car on me désigne comme radicale, et cela suffit à rendre nulle ma position. On me dit que « Je vais trop loin », ou que « J’en demande trop ».

Pour la même raison, les lesbiennes sont absentes des débats dans les médias, même quand on parle de PMA, un sujet qui nous concerne directement. Trop clivantes, nous desservirions la cause parce qu’il ne faudrait pas que les hommes pensent qu’on veut les effacer de nos vies.

Même au sein du féminisme, j’ai pris conscience d’un certain engagement de canapé : un discours qui nous permet de nous entendre sur le droit à l’avortement, mais où l’on peine déjà à s’accorder sur la définition d’un viol.

Un féminisme qui vise le consensus. Celui qui tend à faciliter la vie des femmes hétérosexuelles ou à justifier leur souscription à ce régime politique, et qui ne s’intéresse pas aux autres systèmes de domination inhérents au patriarcat.

C’est-à-dire un féminisme qui n’inclut pas les personnes lesbiennes, trans, non-binaires, racisées, handicapées, ou neuro-atypiques.

La fétichisation des lesbiennes

Maintes fois, des femmes hétérosexuelles amies ou inconnues m’ont questionnée sur ma sexualité, ont débattu de mon orientation, de mes choix de vie. Des soirées interminables en territoire cishétéronormé où je devenais la bête de foire, ou la caution inclusive.

« T’as les cheveux longs pourtant », « T’as pas l’air », « Du coup, tu veux pas d’enfants », « C’est parce que t’as peur des hommes », « Même avec la PMA, tu ne seras jamais vraiment mère », « Tu ne fais pas vraiment l’amour », « Tu utilises quoi comme jouets avec ta copine ? ».

Et la fameuse fétichisation : entendre ces amies dire qu’elles aimeraient bien être lesbiennes, mais qu’elles « aiment trop la bite ». 

Outre le fait que certaines lesbiennes en sont pourvues et la réduction de tout l’enjeu d’un système et d’une lutte à un organe interchangeable, être lesbienne ne signifie pas qu’on est sûres à 100% d’échapper à d’autres schémas de domination. 

Mon amoureuse gagne plus d’argent que moi, par exemple, et ce marqueur d’inégalité entre nous serait un potentiel moyen de faire pression sur l’autre si nous ne cherchions pas à nous défaire de ce schéma.

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Raphael Renter via Unsplash

Le consensus, au prix de mon oppression

Pour toutes les fois où ma sexualité a été votre sujet de conversation et de curiosité, permettez-moi donc de vous rendre la pareille.

Je suis sceptique face à la répétition du discours féministe hétéronormé qui explique que les femmes demeurent captives de leur attirance tragique pour le sexe opposé. 

Tragique, car elles ne sauraient pas « aller contre leur nature ». Dans ma vie, cela signifie littéralement essuyer les larmes d’une amie féministe qui me disait de son conjoint :

« Je ne peux pas faire autrement que de l’aimer, même s’il a eu des comportements lesbophobes envers toi. »

Faire appel à la naturalité de son attirance romantique venait alors lui ôter toute responsabilité dans cette situation, et justifier de son inaction face au comportement lesbophobe de son conjoint, un homme cisgenre.

Cela lui a permis aussi de clore la discussion : cette attirance naturelle et désignée comme telle ne pouvait pas être remise en question. Son hétérosexualité était inébranlable.

Interroger l’hétérosexualité

Excepté que l’hétérosexualité n’est jamais pensée comme une injonction, un système politique. Comme si seules les personnes queers pouvaient subir cette injonction à la norme. Mais elle s’applique bien à toutes et à tous.

Dans une société qui nous obligerait à aimer le bleu sous peine de représailles, quel réel sens cela aurait-il de se définir comme aimant le bleu ? De dire : « C’est ma nature d’aimer le bleu, je n’y peux rien » ?

Interroger l’hétérosexualité, ce n’est pas recommander aux femmes d’être plus exigeantes avec les hommes de leur entourage, dans le choix de leur conjoint. C’est interroger la manière dont ces hommes cis se retrouvent priorisés sur les valeurs féministes. 

L’enjeu de cette remise en question, c’est d’atteindre l’intersection des luttes, ou l’adelphité. 

Dans mon cadre professionnel, j’ai plusieurs fois osé dire à des hommes : telle blague n’est pas correcte, ce que tu dis est sexiste ou homophobe. Et j’ai non seulement fait face à un manque de remise en question (prévisible) de leur part, mais aussi à une absence de soutien (voire une désolidarisation) de la part de mes collègues femmes, qui se proclamaient pourtant féministes, qui appelaient à la sororité.

Nous étions en majorité numérique, à des postes égaux, des conditions idéales pour former un front commun contre les paroles offensantes d’un homme. Mais j’ai constaté une douloureuse absence de sororité entre nous, plus douloureuse même que l’affront initial d’un homme cisgenre lambda. Au point que je me demande si finalement la sororité n’est que l’affaire de femmes plus privilégiées que d’autres. 

L’injonction à l’hétérosexualité

C’est pour cela que les féministes hétéros devraient s’intéresser à la notion d’injonction à l’hétérosexualité. 

Je ne dis pas que les femmes ne doivent pas avoir de relations avec des hommes — je vois bien, dans mon entourage, qu’être féministe n’empêche en rien de se mettre en couple avec des hommes cisgenres sexistes. Ce que je dis, c’est que les femmes n’ont pas le choix de le faire, à moins de renoncer à une forme de privilège.

Lorsque j’ai commencé à réfléchir à mon coming-out, une fois la honte passée, ce qui m’a retenue c’était de savoir que j’allais perdre en droits.

Devenir une citoyenne de seconde zone, qui à l’époque ne pouvait ni se marier, ni former une cellule familiale. C’est cela qui a retardé ma sortie de l’hétérosexualité, la renonciation à des droits fondamentaux. Toute personne queer renonce à ces privilèges que gardent toutes les personnes cis hétéros, qu’elles en soient conscientes ou non.

Tout le monde n’est d’ailleurs pas égal face à cette perte de privilèges. Les conserver peut être, pour certaines personnes, une question de survie. Mais y réfléchir et en prendre conscience peut, a minima, permettre de penser un féminisme intersectionnel. 

Sortir du prisme de la validation masculine

Si je tiens ce discours aujourd’hui, c’est parce que j’ai vécu cette prise de conscience. 

Je n’ai pas toujours eu ce regard de biais qui me permet de regarder le monde hétéronormé depuis l’extérieur. Avant, je le regardais de l’intérieur. J’étais une « hétéro lesbienne » : j’entretenais des relations amicales avec des hommes pour me sentir validée. Je voulais prouver que le fossé entre nous n’était pas si profond, que « Not all men ». 

Je me demandais pourquoi il n’y avait pas d’hétéro pride ; je trouvais que le milieu queer se marginalisait au lieu de chercher à s’intégrer. 

Aujourd’hui, plus jamais je ne voudrais m’intégrer à ce monde normé qui me déteste. Et qui déteste toutes les femmes.

La sortie du confinement, et ma prise de décision 

Pendant les quatre premiers mois de confinement, j’ai vécu avec mon amoureuse. 

Je vivais dans une non-mixité parfaite, au sein d’un contrat lesbien à la base égalitaire, et où nous tentons de déconstruire ensemble les rapports hiérarchiques qui persistent. 

Cette période à participé à la finalisation de mon pas de côté, à la complétion de mon identité lesbienne. 

C’est en me coupant complètement d’eux que j’ai réalisé la place que j’accordais encore à la validation des représentants du pouvoir dans ma vie. Car je crois que c’est là que se situe la consigne la plus insidieuse du patriarcat dans notre intime. 

Pourquoi est-ce que je continuais de relationner avec des hommes cis qui avaient eu des remarques déplacées ? Des comportements dominants ? 

Qui avaient même harcelé, violé d’autres femmes ? On croit que nos amis hommes sont exempts. Je pensais, en tant que lesbienne et féministe, que j’avais mieux choisi que ça mes amis hommes. J’avais dû être aveuglée par autre chose. Le besoin de validation masculine, le partage d’un pouvoir.

J’ai décidé d’arrêter : j’ai gravé en moi un principe qui n’a rien d’acquis, qui va contre toute mon éducation et qui dit :

« Je ne mettrai plus les hommes en priorité. »

Autant dire que le déconfinement et le retour au monde cishétéronormé a été une douche glaciale.

Je me réserve le droit de ne plus parler aux hommes

On ne débat pas de son humanité avec quelqu’un qui ne vous l’accorde pas. Il me semble que c’est Rokhaya Diallo qui a prononcé cette superbe phrase.

C’est pour cela que je me réserve le droit de ne plus parler aux hommes. De ne plus être amie avec eux. 

Que veut dire se déconstruire lorsqu’on ne remet pas en cause l’injonction à l’hétéronorme ? Lorsque ce régime politique reste un impensé dans la réflexion des luttes féministes ?

Que veut dire « Mon mec est en train de se déconstruire, laisse-lui le temps » quand une amie vous rapporte ses propos lesbophobes ? Je n’ai pas le temps d’attendre que vos mecs se déconstruisent, je préfère vivre ma vie sans les subir.

L’expérience commune aux femmes est une injonction à respecter les normes hétérosexuelles.

Les lesbiennes ne sont pas les seules à devoir se déconstruire dans un rêve de rapports égalitaires. L’enjeu n’est pas seulement de « trouver le bon », quand bien même il aurait lu tout Wittig et Beauvoir, puis de se satisfaire des privilèges qui vont avec la norme du couple hétérosexuel. 

Il ne s’agit pas non plus de forcer qui que ce soit à arrêter d’avoir des relations avec des hommes cis, ou d’arrêter de former des couples avec eux. Ou même de se mettre à sortir avec des femmes pour reproduire ces mêmes schémas de domination. 

Il s’agit de faire un pas de côté, de faire que les hommes cessent d’être une priorité, une validation impérative au centre de nos vies. Cela vaut pour toutes les femmes, qu’importe leurs attirances : il est possible d’être en couple avec un homme cis, sans que votre existence ne tourne autour de lui.

Réinventer l’hétérosexualité, cela signifie prendre le parti des principes et des valeurs plutôt que du conjoint. Que les femmes cis hétéros adoptent, si ce n’est le mode de vie, au moins le regard, la pensée, le génie lesbien.

Les lesbiennes sont des désaxées. Ce sont elles qui disent :

« La société ne tourne pas autour des hommes cisgenres, cela, c’est seulement ce que le patriarcat veut nous faire croire. »

À lire aussi : « Être lesbienne politique, c’est prouver qu’on n’a pas besoin des hommes, nulle part, qu’une vie sans eux est possible. »

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Les Commentaires

52
Avatar de hellopapimequepasa
27 avril 2022 à 22h04
hellopapimequepasa
j'ai lu dans un de mes discord une critique du lesbianisme politique qui était de dire que ce n'est pas parce que tu es dans une relation lesbienne que tu dis au revoir a tous les schéma oppressif. Dans un couple de femme, une femme blanche peut être raciste avec une femme racisé, une femme valide être validiste avec sa partenaire handi..ect.
Après est ce que ces femmes ont réellement changé d'orientation ou est ce qu'elle était juste lesbienne depuis le début mais qu'elle l'ignorais a cause de l'invisibilisation?
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